Table des matières

Alexis de Tocqueville, égalisation des conditions et démocraties

Biographie et contexte historique

Alexis Henri Charles de Clérel, vicomte de Tocqueville, est né le 29 juin 1805 à Verneuil-sur-Seine en Île de France. Il est mort à Cannes le 16 avril 1859. Tocqueville est un aristocrate, originaire d'une famille noble de Normandie.

Penseur et homme politique, il est considéré comme un auteur essentiel de la sociologie et de la science politique. Il est possible de parler à son propos de « précurseur ». En effet, la sociologie et la science politique ne sont pas encore réellement constituées en disciplines scientifiques à son époque et c'est Raymond Aron qui, en vérité, en fait un sociologue en donnant une postérité à ses travaux.

Juriste de formation, il est licencié en 1827 et est nommé juge auditeur 1) au tribunal de Versailles cette même année.

Il y fait une rencontre déterminante dans sa vie, celle de Gustave Auguste Bonnin de la Bonninière, comte de Beaumont (1802-1866), lui aussi juriste, penseur et homme politique. En 1831, ils partent ensemble aux États-Unis avec pour mission d'y étudier le système pénitentiaire américain (ils en reviennent début 1832). Grand ami de Tocqueville, Gustave de Beaumont partage avec lui des idées (il écrit en collaboration avec lui, Du système pénitentiaire aux États-Unis, publié en 1833, puis, seul, Marie, ou de l'Esclavage aux États-Unis, publié en 1835) et des activités (il est arrêté comme lui le 2 décembre 1851, car opposé au coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, et se retire de la vie politique après sa libération quelques jours plus tard) politiques. Il écrira également, après un voyage en Irlande, L'Irlande sociale, politique et religieuse (1839).

Au retour de son voyage, Tocqueville publie De la démocratie en Amérique (en 1835 pour le premier volume et 1840 pour le deuxième). Il se marie avec Mary Motley, d'origine anglaise.

Il s'engage dans une carrière politique une partie de sa vie. Il exercera notamment les fonctions de député de la Manche (de 1839 à 1851), conseiller général de la Manche (de 1842 à 1852), président du Conseil général de la Manche (de 1849 à 1851), membre de l'Assemblée constituante (en 1848, à la suite de la chute de la monarchie de juillet), enfin ministre des Affaires étrangères (entre juin et octobre 1849 au sein du gouvernement Odilon Barrot).

Il abandonne la vie politique en 1851 (à la suite du coup d'État du 2 décembre 1851 auquel il est opposé). Il publiera ensuite L'Ancien Régime et la Révolution en 1856.

Issu d'un milieu conservateur, Tocqueville est pourtant un penseur libéral 2). Il s'intéresse au changement social et aux transformations du lien social. Il étudie en particulier le passage d'une société aristocratique hiérarchisée à une société d'égaux. Ce passage ne se réduit pas à un changement de régime politique.

Le triomphe inéluctable de la démocratie

Pour Tocqueville, l'apparition de la démocratie comme système politique est une tendance inéluctable des sociétés. Elle trouve son origine dans le processus d'égalisation des conditions, processus auquel elle est intimement liée. La dynamique qui en résulte contribue à expliquer le changement social, en particulier l'évolution des liens sociaux.

La démocratie pour Tocqueville

Tocqueville a eu l'occasion de s'intéresser à l'étude des système politiques, qu'il s'agisse du système français, tout au long de sa carrière, ou américain, au cours de son voyage aux États-Unis. Il cherche en particulier à comprendre l'avènement de la démocratie et sa spécificité par rapport aux autres régimes.

Document. « Une multitude innombrable d'hommes presque pareils... »

Je n'ignore pas que, chez un grand peuple démocratique, il se rencontre toujours des citoyens très pauvres et des citoyens très riches; mais les pauvres, au lieu d'y former l'immense majorité de la nation comme cela arrive toujours dans les sociétés aristocratiques, sont en petit nombre, et la loi ne les a pas attachés les uns aux autres par les liens d'une misère irrémédiable et héréditaire.

Les riches, de leur côté, sont clairsemés et impuissants; ils n'ont point de privilè­ges qui attirent les regards; leur richesse même, n'étant plus incorporée à la terre et représentée par elle, est insaisissable et comme invisible. De même qu'il n'y a plus de races de pauvres, il n'y a plus de races de riches; ceux-ci sortent chaque jour du sein de la foule, et y retournent sans cesse. […] Entre ces deux extrémités de sociétés démocratiques, se trouve une multitude innombrable d'hommes presque pareils, qui, sans être précisément ni riches ni pauvres, possèdent assez de biens pour désirer l'ordre, et n'en ont pas assez pour exciter l'envie. […]

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, troisième partie, chapitre 26, tome II, 1840. (Version en ligne)

Document. Ni castes, ni classes

[…] Quand un peuple a un État social démocratique, c'est-à-dire qu'il n'existe plus dans son sein de castes ni de classes, et que tous les citoyens y sont à peu près égaux en lumières et en biens, l'esprit humain chemine en sens contraire. Les hommes se ressemblent, et de plus ils souffrent, en quelque sorte, de ne pas se ressembler. Loin de vouloir conserver ce qui peut encore singulariser chacun d'eux, ils ne demandent qu'à le perdre pour se confondre dans la masse commune, qui seule représente à leurs yeux le droit et la force. L'esprit d'individualité est presque détruit.

Dans les temps d'aristocratie, ceux mêmes qui sont naturellement pareils aspirent à créer entre eux des différences imaginaires. Dans les temps de démocratie, ceux mêmes qui naturellement ne se ressemblent pas ne demandent qu'à devenir semblables et se copient, tant l'esprit de chaque homme est toujours entraîné dans le mouvement général de l'humanité.

Quelque chose de semblable se fait également remarquer de peuple à peuples. Deux peuples auraient le même état social aristocratique, qu'ils pourraient rester fort distincts et très différents, parce que l'esprit de l'aristocratie est de s'individualiser. Mais deux peuples voisins ne sauraient avoir un même état social démocratique, sans adopter aussitôt des opinions et des mœurs sembla­bles, parce que l'esprit de démocratie fait tendre les hommes à s'assimiler.

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, note de bas de page, troisième partie, chapitre 26, tome II, 1840. (Version en ligne)

Démocratie et égalisation des conditions

Document. La tendance à l'égalisation des conditions

Lorsqu'on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n'aient tourné au profit de l'égalité. […]

Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France de cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces périodes, vous ne manquerez point d'apercevoir qu'une double révolution s'est opérée dans l'état de la société. Le noble aura baissé dans l'échelle sociale, le roturier s'y sera élevé ; l'un descend, l'autre monte. Chaque demi-siècle les rapproche, et bientôt ils vont se toucher. […]

Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner au profit de la démocratie […]. Le développement graduel de l'égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères: il est universel, il est durable, il échap­pe chaque jour à la puissance humaine; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement.

Serait-il sage de croire qu'un mouvement social qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d'une génération ? Pense-t-on qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? S'arrêtera-t-elle maintenant qu'elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ?

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, introduction, tome I, 1835. (Version en ligne)

Document. L'égalité, fait dominant des peu­ples démocratiques

Le goût que les hommes ont pour la liberté et celui qu'ils ressentent pour l'égalité sont, en effet, deux choses distinctes, et je ne crains pas d'ajouter que, chez les peu­ples démocratiques, ce sont deux choses inégales.

Si l'on veut y faire attention, on verra qu'il se rencontre dans chaque siècle un fait singulier et dominant auquel les autres se rattachent ; ce fait donne presque toujours naissance à une pensée mère, ou à une passion principale qui finit ensuite par attirer à elle et par entraîner dans son cours tous les sentiments et toutes les idées. C'est comme le grand fleuve vers lequel chacun des ruisseaux environnants semble courir.

La liberté s'est manifestée aux hommes dans différents temps et sous différentes formes ; elle ne s'est point attachée exclusivement à un état social, et on la rencontre autre part que dans les démocraties. Elle ne saurait donc former le caractère distinctif des siècles démocratiques.

Le fait particulier et dominant qui singularise ces siècles, c'est l'égalité des condi­tions ; la passion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c'est l'amour de cette égalité.

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, deuxième partie, chapitre 1, tome II, 1840. (Version en ligne)

Document. L'égalité, une passion insatiable

Un peuple a beau faire des efforts, il ne parviendra pas rendre les conditions parfaitement égales dans son sein et s'il avait le malheur d'arriver à ce nivellement absolu et complet, il resterait encore l'inégalité des intelligences, qui, venant directe­ment de Dieu, échappera toujours aux lois.

Quelque démocratique que soit l'état social et la constitution politique d'un peu­ple, on peut donc compter que chacun de ses citoyens apercevra toujours près de soi plusieurs points qui le dominent, et l'on peut prévoir qu'il tournera obstinément ses regards de ce seul côté. Quand l'inégalité est la loi commune d'une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l'œil; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C'est pour cela que le désir de l'égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l'égalité est plus grande.

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, deuxième partie, chapitre 13, tome II, 1840. (Version en ligne)

Il s'agit donc d'un processus :

Passion humaine pour l'égalité ⇒ lutte contre les inégalités ⇒ réduction des écarts entre les hommes et par là même uniformisation des modes de vie.

Une démocratie qui peut être menacée

Tocqueville s’interroge sur la question de savoir si la passion des individus pour l’égalité ne va pas finir par détruire leur liberté. Autrement dit, les individus ne seront-ils pas prêts à accepter une situation de servitude au nom de l'égalité entre eux ?

Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l'aiment, et ils ne voient qu'avec douleur qu'on les en écarte. Mais ils ont pour l'égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l'égalité dans la liberté, et, s'ils ne peuvent l'obtenir, ils la veulent encore dans l'esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l'asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l'aristocratie.

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, deuxième partie, chapitre 1, tome II, 1840. (Version en ligne)

Les risques associés à cette société démocratique, sont en effet une indifférence aux affaires publiques qui se traduit par un repli sur la sphère privée, et une tyrannie de la majorité, qui enlève aux individus leur libre-arbitre.

Ces deux éléments peuvent conduire à une forme de despotisme doux, « maternel ». Ainsi, paradoxalement, les sociétés démocratiques sont susceptibles d’engendrer des régimes politiques despotiques.

La montée du matérialisme...

Pour commencer, qu'est-ce que le matérialisme ?

C'est la préférence pour les biens « matériels », par opposition à ceux de l'esprit (spirituels). Dans notre société, cela se traduit par le consumérisme.

Tocqueville parle à son propos de : « petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme » (les individus).

Document. Les dangers du matérialisme

La démocratie favorise le goût des jouissances matérielles. Ce goût, s'il devient excessif, dispose bientôt les hommes à croire que tout n'est que matière; et le matéria­lisme, à son tour, achève de les entraîner avec une ardeur insensée vers ces mêmes jouissances. Tel est le cercle fatal dans lequel les nations démocratiques sont pous­sées. Il est bon qu'elles voient le péril, et se retiennent.

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, note de bas de page, deuxième partie, chapitre 15, tome II, 1840. (Version en ligne)

... Et de l'individualisme...

Document. Individualisme et égoïsme

L'individualisme est une expression récente qu'une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l'égoïsme. L'égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l'homme à ne rien rapporter qu'à lui seul et à se préférer à tout. L'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il aban­donne volontiers la grande société à elle-même. L'égoïsme naît d'un instinct aveugle ; l'individualisme procède d'un jugement erroné plutôt que d'un sentiment dépravé. Il prend sa source dans les défauts de l'esprit autant que dans les vices du cœur. L'égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus, l'individualisme ne tarit d'abord que la source des vertus publiques ; mais, à la longue, il attaque et détruit toutes les autres et va enfin s'absorber dans l'égoïsme. L'égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n'appartient guère plus à une forme de société qu'à une autre. L'individualisme est d'origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s'égalisent.

Chez les peuples aristocratiques, les familles restent pendant des siècles dans le même état, et souvent dans le même lieu. Cela rend, pour ainsi dire, toutes les géné­rations contemporaines. Un homme connaît presque toujours ses aïeux et les respecte ; il croit déjà apercevoir ses arrière-petits-fils, et il les aime. Il se fait volon­tiers des devoirs envers les uns et les autres, et il lui arrive fréquemment de sacrifier ses jouissances personnelles à ces êtres qui ne sont plus ou qui ne sont pas encore. […] Les hommes qui vivent dans les siècles aristocratiques sont donc presque toujours liés d'une manière étroite à quelque chose qui est placé en dehors d'eux, et ils sont souvent disposés à s'oublier eux-mêmes. […]

Dans les siècles démocratiques, au contraire, où les devoirs de chaque individu envers l'espèce sont bien plus clairs, le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien des affections humaines s'étend et se desserre. Chez les peuples démocratiques, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d'autres y retombent sans cesse, et toutes celles qui demeurent changent de face ; la trame des temps se rompt à tout moment, et le vestige des générations s'effa­ce. On oublie aisément ceux qui vous ont précédé, et l'on n'a aucune idée de ceux qui vous suivront. Les plus proches seuls intéressent. Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s'y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux. L'aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part.

À mesure que les conditions s'égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d'individus qui, n'étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n'attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s'habituent à se considérer toujours isolément, et ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains.

Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur.

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, deuxième partie, chapitre 2, tome II, 1840. (Version en ligne)

... Peuvent conduire au despotisme

Document. Un nouveau despotisme ?

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sut leur sort. il est absolu, détaillé, régulier, pré­voyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs. principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, quatrième partie, chapitre 6, tome II, 1840. (Version en ligne)

Document. Une majorité toute puissante ?

Qu'est-ce donc qu'une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils deve­nus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l'accorderai jamais à plusieurs.

La toute-puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Son exercice me paraît au-dessus des forces de l'homme, quel qu'il soit, et je ne vois que Dieu qui puisse sans danger être tout-puissant, parce que sa sagesse et sa justice sont toujours égales à son pouvoir. Il n'y a donc pas sur la terre d'autorité si respectable en elle-même, ou revêtue d'un droit si sacré, que je voulusse laisser agir sans contrôle et dominer sans obstacles. Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de tout faire à une puissance quelconque, qu'on l'appelle peuple ou roi, démocratie ou aris­tocratie, qu'on l'exerce dans une monarchie ou dans une république, je dis : là est le germe de la tyrannie, et je cherche à aller vivre sous d'autres lois.

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, deuxième partie, chapitre 7, tome I, 1835. (Version en ligne)

Document. Une majorité omnisciente ?

À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde.

Non seulement l'opinion commune est le seul guide qui reste à la raison indivi­duelle chez les peuples démocratiques ; mais elle a chez ces peuples une puis­sance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d'égalité, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même simi­litude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se ren­contre pas du côté du plus grand nombre.

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, première partie, chapitre 2, tome II, 1840. (Version en ligne)

Actualité et prolongements de la pensée de Tocqueville

La construction de l’opinion publique

Document. L'opinion publique n'existe pas

Je voudrais préciser d'abord que mon propos n'est pas de dénoncer de façon mécanique et facile les sondages d'opinion, mais de procéder à une analyse rigoureuse de leur fonctionnement et de leurs fonctions. Ce qui suppose que l'on mette en question les trois postulats qu'ils engagent implicitement. Toute enquête d'opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion ; ou, autrement dit, que la production d'une opinion est à la portée de tous. Quitte à heurter un sentiment naïvement démocratique, je contesterai ce premier postulat. Deuxième postulat : on suppose que toutes les opinions se valent. Je pense que l'on peut démontrer qu'il n'en est rien et que le fait de cumuler des opinions qui n'ont pas du tout la même force réelle conduit à produire des artefacts dépourvus de sens. Troisième postulat implicite : dans le simple fait de poser la même question à tout le monde se trouve impliquée l'hypothèse qu'il y a un consensus sur les problèmes, autrement dit qu'il y a un accord sur les questions qui méritent d'être posées. Ces trois postulats impliquent, me semble-t-il, toute une série de distorsions qui s'observent lors même que toutes les conditions de la rigueur méthodologique sont remplies dans la recollection et l'analyse des données.

Source : Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Éditions de Minuit, 1980, p. 222-235.

La montée de l’abstentionnisme

Document. Une abstention plus forte ?

Taux d'abstention aux élections françaises et européennes

Version ODS

Source : Pierre Bréchon, La France aux urnes. Soixante ans d’histoire électorale, Les études de la Documentation française, 5e édition, 2009, repris par TNS Sofres. Disponible en ligne

La professionnalisation du personnel politique

Document. La professionnalisation politique, un danger ?

[…] La plupart de ceux que nous appelons « hommes politiques » consacrent toute leur énergie et toute leur vie à la politique, dont ils tirent aussi leurs moyens de subsistance. À la suite du sociologue Max Weber, on appelle « professionnels de la politique » ceux qui vivent ainsi pour et de la politique. Dans la plupart des systèmes occidentaux, le plus grand nombre des membres des gouvernements, des parlementaires et des dirigeants élus des institutions territoriales (Régions, grandes villes, Départements) sont, en ce sens, des professionnels de la politique. […] Les hommes politiques professionnels tendent à monopoliser les activités politiques. L’existence d’agents politiquement actifs suppose et favorise la passivité de ceux qui s’adonnent à d’autres activités. Le permanent, celui qui est présent sur le terrain politique en permanence, s’impose aisément aux occasionnels. Il y a désormais des spécialistes des questions politiques et du même coup, nécessairement, des non-spécialistes. Du fait de leur spécialisation, les premiers font autorité dans leur domaine et les seconds se trouvent dépossédés de la possibilité d’une intervention autonome. À partir du moment où la politique devient professionnelle, celui qui souhaite peser sur l’orientation des décisions publiques doit, en l’état actuel des choses, s’en remettre aux professionnels ou devenir lui-même un professionnel. La politique suppose un apprentissage et une initiation. Elle est du même coup réservée à des « initiés ». Ceux qui ne le sont pas sont objectivement des « profanes », à la fois « ignorants » (relativement aux initiés et inégalement) et éloignés du « sacré », même s’ils ne sont pas constitués comme tels du fait de leur statut de « citoyens » officiellement (et, dans une certaine mesure, de manière variable selon les caractéristiques sociales des individus, effectivement) habilités à désigner les gouvernants et à se prononcer sur les affaires de la cité à travers cette désignation. De fait, leur intervention est souvent jugée indésirable et profanatrice, sauf quand elle est recherchée et conduite par les professionnels. […] La politique a donc été touchée par la division du travail qui caractérise nos sociétés. Les activités politiques sont devenues distinctes des autres activités sociales. Alors que leur gestion était un élément de la domination sociale du notable, elle est devenue l’apanage d’une « profession » particulière. […]

Source : Daniel Gaxie, « Les enjeux citoyens de la professionnalisation politique », Mouvements n°18, La Découverte, novembre/décembre 2001, p. 21 à 27. Disponible en ligne (doi)

Les travaux de Tocqueville gardent toute leur actualité pour expliquer les transformations des sociétés contemporaines. Ils permettent en particulier de comprendre les difficultés à concilier liberté et égalité dans les sociétés démocratiques. Lorsqu'il s'intéresse aux comportements individuels, il contribue à expliquer comment, paradoxalement, ils peuvent aboutir à la résurgence du despotisme.

Bibliographie de ses oeuvres majeures :

Pour aller plus loin  :

1)
Sorte de juge stagiaire, qui peut participer à l'instruction et suppléer les procureurs généraux ou les juges.
2)
Il s'agit ici du libéralisme au sens politique, dit simplement l'idée selon laquelle la liberté individuelle est une valeur fondamentale.